Les lecteurs du blog connaissent certainement mon admiration pour le travail de Paul Van Nevel et sa formation vocale, l'ensemble Huelgas, sur le répertoire de la musique polyphonique, notamment celle des XVème et XVIème siècles. J'ai chroniqué à plusieurs reprises une partie de leurs enregistrements (cf. notes du 26 décembre 2011, 23 juin 2010, 3 octobre 2009, 24 juillet 2008).
Le superbe enregistrement que l'ensemble avait réalisé de pièces de Michelangelo Rossi (la poesia cromatica) avait même figuré sur la sélection des 7 meilleurs enregistrements que j'avais effectuée dans le cadre des 7 ans du blog. Je tiens à rappeler d'ailleurs que cet enregistrement était un "live" dans le cadre du Festival de Saintes.
Paul Van Nevel, avec son ensemble vocal, confirment le niveau d'excellence à mon avis inégalé sur ce répertoire. L'ensemble, d'une homogénéité saisissante, révèle des couleurs sublimes, restitue les nuances et intonations les plus infimes avec une précision saisissante, tout en conservant la ligne directrice.
Ce qui le distingue surtout par rapport aux premiers ensembles qui ont exploré ce répertoire et quant à eux d'origine anglo-saxonne, c'est l'expressivité, la respiration, la vie, un tempérament, tout en respectant strictement la rhétorique et en conservant une réelle élégance. Paul Van Nevel, comme Philippe Herreweghe avec le Collegium Vocal de Gant, et plus récemment Lionel Meunier avec Vox Luminis, apporte une plasticité, une humanité, une volonté d'exprimer certaines intonations en fonction du texte et de la structure harmonique, qui font de ce répertoire une musique vivante, vibrante et qui nous touche profondément.
Pour ma part, elle me marque bien plus que l'approche de nombre d'ensembles britanniques, proposant des interprétations certes de très haut niveau, ayant souvent été les pionniers dans ce répertoire, mais privilégiant plus une tenue assez fixe de la ligne, une transparence, conduisant souvent à un certain manque d'aspérité, à une certaine froideur.
Jeudi 5 novembre dernier, j'ai eu l'occasion d'écouter l'ensemble Huelgas en concert pour la première fois (concert donné au sein du magnifique Temple de Pentemont, dans le cadre de la saison 2015 du festival Terpsichore). Il est d'ailleurs à noter que l'ensemble Huelgas ne se produit que rarement en France (ce que l'ensemble semble également déplorer).
Le programme a été monté par Paul Van Nevel avec l'intelligence du texte qui le caractérise. Il s'agissait d'une exploration d'environ 1h30 de l’œuvre du compositeur Cipriano de Rore.
D'origine flamande, il a composé la majeure partie de son œuvre en Italie, notamment à Ferrare. Il s'agit d'un exemple intéressant d'un compositeur qui pourrait représenter une synthèse entre la polyphonie de tradition franco-flamande et l'art du madrigal italien, tout comme le grand compositeur de madrigaux Adrian Willaert, qu'il aurait d'ailleurs cotoyé. On n'a d'ailleurs que très peu d'indication sur le pays où Cipriano de Rore aurait eu sa formation musicale, celle-ci oscillant entre les Flandres et l'Italie. Il est à noter qu'il aurait eu Jacques de Wert comme élève, ce qui ne m'étonne pas, car j'ai pensé à des pièces de ce compositeur lors du concert (cf. note du 30 janvier 2007 du blog sur l'enregistrement de madrigaux de ce compositeur par l'ensemble la Venexiana).
Le titre du concert "Cipriano de Rore l'humaniste" était particulièrement bien choisi car le travail de Paul Van Nevel (sélection des pièces, choix d'interprétation) a très justement révélé que ces compositions, si elles peuvent avoir un caractère transcendant, notamment les œuvres sacrées, nous touchent par une certaine tendresse, une forme d'intériorité qui leur confère proximité et humanité.
Le concert a été construit en quatre parties : 1. des œuvres profanes sur des textes classiques (poèmes de Virgile), 2. des pièces profanes et sacrées composées pour des mécènes, 3. des pièces qui révèlent Cripriano le poète (dont le saisissant et inclassable Mon Petit Cœur), 4. des œuvres composées pour des occasions particulières.
Parmi les pièces qui m'ont particulièrement marqué, figurent celles écrites pour des mécènes. Tout d'abord le magnifique madrigal à 4 voix, cité par Monteverdi : Mia Benigna Fortuna, tiré du second livre de madrigaux, d'un raffinement incroyable, avec un tuilage des voix particulièrement impressionnant, une très belle ligne soutenue par la soprano et des dissonances millimétrées. Ensuite le Sanctus & Agnus Dei du Missa "Doulce memoire", à 5 /hommage au collègue Pierre Sandrin. Le Sanctus et l'Agnus Dei révèlent la plénitude et la douceur que peut atteindre l'écriture de Cipriano de Rore. L'ensemble Huelgas démontre ici le niveau d'excellence qu'il peut atteindre dans ce type de répertoire.
On notera ensuite, dans la deuxième partie du concert, le magnifique Mon petit Cœur, pièce véritablement hypnotique, qui se déploie en huit lignes continues et qui gagne progressivement en intensité et en couleurs, pièce que l'ensemble Huelgas est visiblement le seul à rendre avec une telle densité et un tel raffinement.
Enfin, même si tout le programme était splendide, l'Agnus Dei de la messe "Praeter Rerum seriem" à 7, écrite pour le Duc de Ferrara, Ercole II d'Este constituait le final particulièrement impressionnant de ce concert. Les voix de sopranos engagent cet Agnus Dei dans des lignes aériennes vertigineuses, cette dernière étant ensuite étirée avec une tension saisissante, parsemée de frottements harmoniques inouïs.
J'ai brièvement rencontré Paul Van Nevel à l'issue du concert afin de le féliciter pour cette soirée exemplaire qui nous a permis d'appréhender toute la profondeur des compositeur Cipriano de Rore. Il m'a confirmé à quel point, selon lui, l'écriture de ce dernier est incroyable, chaque note ayant parfaitement sa place, chaque œuvre reposant sur une architecture très rigoureuse.
Le concert était enregistré par France Musique.
Pour illustrer le travail de l'ensemble Huelgas sur Cripriano de Rere, j'ai inséré cette vidéo de youtube présentant leur enregistrement de la messe Praeter rerum seriem. Elle est tirée d'un enregistrement que l'ensemble a réalisé chez Harmonia Mundi il y a plus de dix ans.
Composition de l'Ensemble Huelgas
- Cantus : Sabine Lutzenberger, Axelle Bernage, Poline Renou
- Altus : Witte Maria Weber
- Tenor : Bernd Oliver Frôhlich, Timothy Leigh Evans, Tom Phillips, Matthew Vine
Baritonans : Frederik Sjollema - Bassus : Guillaume Olry
- Direction : Paul Van Nevel
Programme complet interprété :
Œuvres sur des textes classiques
- O socii neque enim, à 5 / texte: Vergilius
- O fortuna potens, à 5 / texte: Vergilius
- Dissimulare etiam sperasti, à 5, 6 & 7 / texte: Vergilius
Œuvres pour des mécènes
- Quis tuos presul, à 6 / pour le Cardinal Cristoforo Madruzzo
- Mia Benigna Fortuna, à 4 / cité par Monteverdi
- Sanctus & Agnus Dei du Missa "Doulce memoire", à 5 /hommage au collègue Pierre Sandrin
Cipriano, le poète
- Amour me faict, à 5
- Datemi Pace, à 4 / texte: Petrarca
- Mon petit Coeur, à 8
Œuvres pour des occasions particulières
- Donec gratus eram tibi, à 8 / texte: Horatius / pour Albrecht II van Beieren
- Agnus Dei uit de Missa "Praeter Rerum seriem" à 7 / pour le Duc de Ferrara, Ercole II d'Este
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