Je ne peux pas m'empêcher de prendre la couverture d'un des livres fameux de Carlo Maria Cipolla pour illustrer l'un des derniers projet de lois du grouvernement.
En effet, si on applique à la lettre l'article 6 du projet de loi N° 1278 relatif à "la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires", produit par les services de Mme Lebranchu, Ministre de la réforme de l’État, de la décentralisationet de la fonction publique, en toute logique, un musicien professionnel qui est également professeur dans un conservatoire public (national, régional, municipal), doit faire un choix au titre d'un principe déontologique : un fonctionnaire doit être un être pur, qui doit se consacrer entièrement à l'autorité régalienne et, en conséquence, ne pas cumuler cette fonction avec un autre emploi.
Précisément le texte mentionne :
"L’article 6 trace les limites qui résultent de l’obligation, pour le fonctionnaire, de se consacrer entièrement au service de l’intérêt général. Au-delà des interdictions connues des agents publics, il est dorénavant également proscrit de cumuler, avec l’occupation d’un emploi à temps complet donnant lieu à un service à temps plein :
- la création ou la reprise de toute entreprise donnant lieu à immatriculation au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers, ou impliquant l’affiliation au régime micro-social simplifié prévu par le code de la sécurité sociale ;
- l’occupation d’un autre emploi permanent à temps complet ou incomplet.
Le projet de loi redonne ainsi du sens à l’exercice de fonctions publiques par les agents qui, notamment lorsqu’ils occupent un emploi à temps complet, exercé à temps plein ou à temps partiel, doivent se consacrer pleinement à leurs fonctions.
L’article 6 maintient les deux dérogations existantes au principe de l’interdiction de cumul d’un emploi public permanent avec une autre activité publique ou privée. D’une part, il est toujours possible aux lauréats d’un concours administratif ou aux personnes recrutées en qualité d’agent non titulaire de droit public de continuer à exercer leur activité privée pour une durée limitée.
D’autre part, il est prévu de laisser la possibilité pour les agents de cumuler l’occupation d’un emploi permanent à temps incomplet ou non complet avec un autre emploi à temps incomplet ou non complet, dans la mesure où l’agent est employé à moins de 70 % d’un service à temps complet. Dans les deux cas, une déclaration doit être transmise à l’autorité dont relève l’intéressé.
En outre, l’article 6 revoit les conditions du cumul d’un emploi à temps complet dont le service est accompli à temps partiel avec la création ou la reprise d’une entreprise. L’autorisation d’accomplir son service à temps partiel à cette fin n’est plus accordée de plein droit, mais sous réserve des nécessités du service et de l’autorisation préalable de la commission de déontologie de la fonction publique, pour une durée maximale de deux ans non renouvelable.
Par ailleurs, l’article 6 rappelle que le principe de l’obligation de se consacrer à son emploi public peut se concilier, que le fonctionnaire soit à temps complet ou non, avec l’exercice d’une ou de plusieurs activités accessoires, après autorisation de l’autorité dont relève l’agent. Dans ce cadre, le fonctionnaire peut être recruté comme enseignant associé.
De même, le principe de libre production des œuvres de l’esprit par les fonctionnaires, sous réserve des dispositions de la loi, est réaffirmé. En particulier, les membres du personnel enseignant, technique ou scientifique des établissements d’enseignement et les personnes pratiquant des activités à caractère artistique peuvent continuer d’exercer les professions libérales qui découlent de la nature de leurs fonctions.
Au demeurant, l’exercice d’activités accessoires doit respecter les interdictions faites au fonctionnaire au I du nouvel article 25 septies de la loi du 13 juillet 1983 et en particulier, pour les fonctionnaires occupant un emploi à temps complet et exerçant leurs fonctions à temps plein, celle de la création ou de la reprise d’une entreprise ou de l’affiliation au régime micro-social simplifié prévu par le code de la sécurité sociale (« auto-entreprise ») ainsi que celle de l’occupation d’un autre emploi permanent."
Certes, le texte semble proposer une dérogation pour les professiones artistiques. Mais cette dernière risque, dans les faits, de s'avérer inopérante car l'esprit de la loi réside visiblement dans le fait que l'activité de fonctionnaire est l'activité principale et que la dérogation au cumul des activités s'appliquerait pour ces fonctionnaires "après autorisation de l’autorité dont relève l’agent" et comme une activité libérale "qui découle(nt) de la nature de leurs fonctions" (il reste en outre à définir précisément ce que la loi entend par "activité libérale"). Autrement dit, si l'on prend des cas concrets : pour un artiste professionnel (instrumentiste, chanteur...), on pourrait considérer que le fait de se produire en concerts ne découle pas de la nature de ses fonctions et qu'uniquement le fait d'effectuer, par exemple, des masters classes en découlerait. Pour aller un peu plus loin sur cette logique, est-ce que cela voudrait dire qu'ils devrait même, en principe, demander l'autorisation au directeur du conservatoire à chaque fois qu'ils doit se produire en concert ?
Certes, dans certains cas précis, cette volonté de moralisation bon teint de la fonction publique pourrait avoir des vertus (ex : en toute logique, un haut-fonctionnaire du Ministère de la Défense n'aurait pas (plus en fait...) le droit d'exercer une activité de conseil pour une entreprise dans le secteur l'armement). Seulement, comme souvent avec de telles lois, le législateur semble négliger les effets de bord stupides que peut avoir ce type de loi dans bon nombre d'autres cas.
Pour revenir au cas de la musique, nombre de musiciens professionnels (instrumentistes, concertistes, directeurs artistiques, chanteurs...) sont également des professeurs émérites dans des conservatoires publics de musiques. Même s'ils sont contractuels, ils ont le statut de fonctionnaires. Comme il ne semble pas concevable qu'ils abandonnent leur carrière musicale pour se dévouer à 100% au service de l'Etat, ceci risque de conduire à vider ces conservatoires de professionnels de haut niveau qui pourraient pourtant faire bénéficier 1. les élèves de leur expérience inégalable / 2. les conservatoires des impacts de leur renommée nationale, voire internationale.
On a visiblement encore une loi qui, sous couvert d'une tentative de moralisation de la vie publique, produit des effets potentiellement dévastateurs.
Encore une preuve qu'à force de vouloir légiférer pour traiter quelques cas de comportements frauduleux, on offre la possibilité de rompre l'équilibre de certains secteurs et on nivelle encore par le bas. La porte est alors grande ouverte pour étendre un mal français déjà bien répandu dans l'enseignement notamment supérieur : une forme de mandarinat où des fonctionnaires, exerçant des postes de responsablité dans des conservatoires, cultivant une certaine frustration ou amertume à l'égard de musiciens de haut niveau, reconnus par leur public et par les professionnels du secteur musical, seront tentés de "régler leurs comptes" et ainsi prendre prétexte de cette loi pour verouiller encore plus le système. On se débarasse enfin des impuretés qui salissaient notre cher système d'enseignement musical public et qui résidaient dans le fait de permettre à des "saltimbanques" d'enseigner la musique. Laissons cela aux purs, à ceux qui dévouent tout leur temps à l'autorité régalienne et aux méandres des règles subtiles de la bureaucratie plutôt qu'aux exigences de l'exercice de l'art musical.
Comme quoi, en voulant marquer son empreinte en légiférant sur le "sociétal" on ne fait qu'amplifier les travers courtelinesques que notre Administration démontre depuis les écrits fameux de l'écrivain qui a donné son nom à ce qualificatif.
C'est proprement affligeant.
Vous pouvez signer la pétition de l'Union Nationale des Syndicats d'Artistes Musiciens sur le lien suivant du site mesopinions.com.
Des lecteurs du blog y verront peut-être un combat d'arrière garde de corporations s'opposant encore aux réformes et aux changements. Mon propos ici est indépendant de la coloration politique ou syndicale de cette pétition. Elle répond à une règle de bon sens : on devrait tout faire pour que le pragmatisme l'emporte sur le fait de vouloir tout légiférer. L'objectif devrait être de faire venir le plus grand nombre possible d'artistes de haut niveau dans les conservatoires et non pas prendre le risque de faire exactement l'inverse. En outre, une telle loi pourrait inévitablement conduire à la nécessité d'alourdir encore plus le système de gestion des intermittents du spectacle puisque pour bon nombre d'artistes, le fait d'exercer un poste de professeur dans un conservatoire leur permet de disposer d'une certaine stabilité de leurs revenus. C'est un équilibre de bon aloi où chacun est gagnant. Avec une telle loi, tout le monde risque d'être perdant (les musiciens, les institutions, les élèves et... les parents... contribuables).
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