Le concert du 18 mai au Théâtre des Champs-Elysées contient un programme dans lequel il n’est vraiment pas fréquent de vous écouter : le répertoire classique et romantique, une interprétation sur instruments anciens et une direction comme chef invité de l’Ensemble Orchestral de Paris. Qu’est-ce qui vous a conduit à un tel choix ?
Masaaki Suzuki : Il faut peut-être que je rappelle un peu mon parcours personnel. J’ai démarré ma carrière comme compositeur. J’ai avant tout étudié la composition. A l’université, j’ai travaillé sur divers compositeurs comme Beethoven, Mendelssohn, Messiaen, Liszt. Après mes études, je me suis en effet concentré sur la musique sacrée de JS Bach et ce dernier est certainement au centre de ma vie. Toutefois je n’ai jamais cessé d’interpréter de la musique d’autres compositeurs, aussi bien sur la période classique que romantique et même plus contemporaine.
D’aucuns pourraient affirmer que je n’interprète que de la musique de JS Bach, mais récemment, j’ai de plus en plus dirigé, comme chef invité, d’autres formations orchestrales que le Bach Collegium Japan et sur bien d’autres compositeurs que JS Bach.
Concernant le programme du 18 mai (ouverture de Don Giovanni et Symphonie concertante en mi bémol pour violon et alto de WA Mozart, Sinfonia N°5 en si mineur de Carl Philipp Emanuel Bach, Sifonia N°8 en ré majeur de Félix Mendelssohn), si vous prenez le cas de la sinfonia composée par Felix Mendelssohn, cette œuvre de jeunesse n’a pas encore complètement tous les attributs du style propre à Felix Mendelssohn et a plutôt a une filiation évidente avec Mozart, Haydn et Haendel. En même temps, elle repose sur une trame bien plus polyphonique que la musique de Mozart, notamment la maîtrise du contrepoint par Mendelssohn fait bien plus penser à JS Bach par certains aspects et l’on sait à quel point Mendelssohn était influencé par la musique du Cantor. C’est vraiment très intéressant d’étudier et mettre en valeur cette dualité.
Concernant l’opposition entre instruments anciens et instruments modernes, cela dépend surtout de la façon dont vous jouez. Les musiciens de mon groupe (le Bach Collegium Japan) jouent aussi bien sur instruments anciens que sur instruments modernes. Ils sont surtout soucieux de constamment améliorer leur style, de jouer de mieux en mieux sans forcément penser en terme d’opposition entre instruments modernes et anciens. C’est aussi simple que cela.
Bien entendu, dans le cas des compositions de JS Bach, il est tout de même important d’interpréter sur instruments d'époque, compte tenu de la relation intime qu’il y a entre la musique et le texte. Avec les instruments modernes, cela reste encore difficile de révéler toutes les détails, d’exprimer toute la richesse des Cantates de JS Bach.
Dans le cas de Mozart, Haydn ou Mendelssohn, on peut les interpréter aussi bien sur instruments d’époque que sur instruments modernes. Cela dépend juste de votre sensibilité, de votre technique et de votre système des valeurs.
En fait, le point essentiel n’est-il pas tout simplement la musicalité, indépendamment du débat entre anciens et modernes ?
M.S. : La musicalité est en effet le point. Je n’ai trouvé aucune difficulté à diriger un orchestre comme l’Ensemble Orchestral de Paris. Ils sont vraiment très bons. Inversement, il m’est arrivé d’avoir de réelles difficultés avec des ensembles entièrement sur instruments d’époque ! Chaque orchestre a sa propre façon d’interpréter qui est, à chaque fois, différente. Le point clé est donc, tout simplement, comment vous désirez interpréter la musique.
Est-ce que votre expérience de direction de la musique baroque vous a conduit à une lecture différente d’un répertoire plus récent comme le classique ou le romantique ?
M.S. : Bien entendu. Si vous prenez des compositeurs antérieurs à Mendelssohn par exemple, il n’y a techniquement aucune différence fondamentale entre leur musique et celles des compositeurs baroques. Il y a de nombreux points communs. La principale différence réside en réalité dans la taille de l’orchestre. Si vous avez par exemple 20 personnes pour interpréter JS Bach, c’est assez simple d’interpréter sa musique dans l’esprit d’une musique de chambre. Si votre orchestre comprend en revanche 50 ou 60 musiciens, il faut que l’approche soit complètement différente.
Pensez-vous que l’on peut justement changer la configuration et la taille d’un orchestre afin d’expérimenter des façons différentes d’interpréter des pièces déjà maintes fois jouées ? On pourrait prendre, par exemple, le cas des symphonies de Beethoven par Jos van Immerseel où ce dernier a pris l’option d’un orchestre à effectif plus réduit et avec un rééquilibrage des instruments à vent par rapport aux instruments à cordes.
M.S. : C’est en effet intéressant d’expérimenter différents types de configurations mais il reste nécessaire avant tout de respecter un équilibre entre les différents pupitres de l’orchestre. Vous devez par exemple vous assurer que vous avez assez de cordes pour couvrir les vents. Toutefois, ceci n’est pas le point le plus important. Le plus important à mon avis est plutôt l’équilibre entre la façon dont la masse orchestrale emplit l’espace sonore et les détails que l’on désire mettre çà et là en évidence. Quelquefois, la taille de l’orchestre est telle qu’il est extrêmement difficile de travailler sur certaines nuances et de révéler certains détails intéressants de la partition. Dans le cas de l’Ensemble Orchestral de Paris, la configuration est intéressante car l’ensemble est plus «chambriste» dans sa conception et c’est très intéressant de diriger ce type d’orchestre. Vous pouvez à la fois travailler sur un son riche comme sur certains détails.
Comment avez-vous effectué le choix des pièces interprétées le 18 mai ?
M.S. : C’est un parcours très simple que l’on pourrait appeler «de Mozart à Mendelssohn». L’idée de la Symphonie concertante pour violon et alto de WA Mozart était suggérée par l’orchestre et j’ai été très heureux de travailler sur son interprétation, surtout avec deux très bons solistes comme Renaud Capuçon et Antoine Tamestit.
La sinfonia N°8 de Mendelssohn est une pièce assez célèbre mais finalement pas tant interprétée que cela. C’est vraiment de la musique magnifique, composée par Mendelssohn quand il avait 13 ans ! C’est une pièce étonnante. Vous pouvez vraiment comparer avec les symphonies de Mozart.
Pour revenir à votre travail sur l’intégrale des Cantates de JS Bach, vous êtes maintenant à la seconde moitié de cette intégrale. Est-ce que votre lecture de ce corpus a évolué dans le temps ?
M.S. : Vous parlez de la seconde moitié, nous sommes à bien plus que cela ! Nous aurons terminé cette intégrale dans approximativement deux ans et demi. Chaque cantate est différente. La richesse et variété d’écriture de ce corpus sont impressionnantes. Bien-sûr les musiciens du Bach Collegium Japan maîtrisent tout à fait l’interprétation de la musique sacrée de JS Bach mais, tout de même, il sont confrontés à chaque fois à des cantates qui ont chacune leur propre caractère. Une fois cette intégrale achevée, je continuerai bien entendu à interpréter les Cantates de JS Bach car elles représentent une telle variété de tonalités, une telle richesse !
Où réside principalement la difficulté dans l'interprétation des Cantates de JS Bach, compte tenu des différentes options possibles, rhétoriques comme esthétiques ?
M.S. : Le plus difficile et d’obtenir le juste équilibre entre l’expression dramatique et la cohérence musicale. Dans la musique de Mozart par exemple, tout est parfaitement équilibré alors que JS Bach désirait parfois donner à sa musique un sens si particulier et qui conduisent à des choix d’écriture très spécifiques. Tout ce qu’il pouvait imaginer faire, il le tentait. Le plus difficile est alors d’exprimer cet aspect spécifique tout en préservant la cohérence de l’ensemble.
C’est typiquement le débat sur l’équilibre entre l’expressivité, une certaine forme de théâtralité et le strict respect du texte dans l’interprétation de la musique sacrée de JS Bach. Votre style semble vraiment reposer sur ce respect du texte mais avec une tension sous-jacente de la ligne et, surtout, avec un objectif de transparence, de clarté polyphoniques.
M.S. : Exactement. La clé est, également, liée aux couleurs et à la dynamique propre aux instruments anciens. Par exemple, si vous jouez du Bach sur un piano moderne, vous pouvez aller du pianissimo au fortissimo les plus extrêmes. Dans la plupart des cas, le pianiste se force alors à réduire l’étendue possible du registre de façon permanente alors qu’en même temps ce n’est certainement pas la posture de Bach car il s’agit d’une forme de réduction, considérant toute l’énergie, toute la densité que le compositeur a voulu inscrire dans la partition. L’enjeu devient donc de définir comment exprimer toute cette énergie et cette tension intégrées dans la musique de Bach, compte tenu de l'atténuation des nuances qu’imposent parfois les instruments anciens. En outre, Bach a exploité les notes les plus basses comme celles les plus hautes de la portée alors qu’il y a toujours une certaine limite dans la tessiture des instruments anciens. C’est pourquoi on ne peut pas vraiment exprimer tous les climats ou tout les caractères que Bach aurait voulu exprimer car certaines notes vont au delà de la limite même des instruments. C’est le même problème avec le volume. Même si les instruments d’époque peuvent tout à fait jouer fortissimo, ils ne déploieront jamais le volume sonore des instruments modernes.
Dans ce cas, le point clé est la tension n’est-ce pas ?
M.S. : En effet, la tension de la ligne est fondamentale mais il doit s’agir d’une tension intérieure, sous-jacente, tout au long de la ligne musicale.
Il y a également encore pas mal de débat à propos de la configuration des chœurs, plus particulièrement avec l’approche dite solistique prônée par Joshua Rifkin et Andrew Parrott consistant à proposer un chanteur par partie à la place d’un chœur à effectif étendu. Que pensez-vous de ce débat ?
M.S. : Vous ne pouvez rien prouver à ce propos et finalement, ce n’est pas le point essentiel. Il y a plein de possibilités différentes. Certaines cantates sont plus adaptées à une approche de type solistique alors que pour d’autres cantates, il est plus opportun de disposer d’un chœur de plus grande ampleur. Cela dépend simplement de la musicalité et de l’efficacité sur le rendu du caractère de la cantate, selon la configuration choisie. Ce qui est certain sur un effectif plus large, c’est que chaque groupe de chanteurs correspondant à un niveau donné dans la tessiture, doit être très homogène et chanter comme une seule voix. C’est très important de disposer d’un chœur bien étalonné, homogène avec de bons chanteurs qui restituent le chant avec densité et transparence.
Quels sont vos projets de disques et de concerts ?
M.S. : Cette année nous fêtons l’année du Jubilé des vingt ans du Bach Collegium Japan ! Nous achevons bien-sûr notre enregistrement de l’intégrale des Cantates de JS Bach. Nous interpréterons également au concert certaines de ces Cantates ainsi que les Passions.
J’ai également des projets comme chef invité, avec par exemple l’interprétation de la Passion selon Saint-Jean à Boston l’année prochaine ainsi que des œuvres de Mendelssohn.Cet été, nous revenons en Allemagne du Nord pour le Festival de Brême. Nous prévoyons également d’interpréter des pièces de Joseph Haydn et WA Mozart, particulièrement la musique sacrée comme la Création de Haydn ou le Requiem de Mozart. Je prévois également de diriger la Grande Messe en Ut de Mozart à Melbourne l’année prochaine.
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Le dernier enregistrement de Masaaki Suzuki est consacré à des Motets de JS Bach (label BIS) (cf. note du 29 mai 2010).
Crédit photo : Marco Borggreve.
Je tiens à remercier particulièrement Jean-Marc Bador, Directeur Général et Hélène Thomas, Chargée de mission communication et nouveaux médias de l'Ensemble Orchestral de Paris de m'avoir fourni cette opportunité de rencontrer Masaaki Suzuki.
Cher Philippe,
Voici un très bel entretien, qui fait bien sentir quel homme humble et fourmillant d'idées est Masaaki Suzuki. Vous savez que je ne suis pas grand amateur de ses Bach, mais son parcours et la clairvoyance avec laquelle il aborde le répertoire qu'il sert ne peut qu'inspirer le plus profond respect.
Je suis très heureux de l'entendre défendre les Symphonies pour cordes de Mendelssohn, encore trop méconnues alors que certaines d'entre elles sont de véritables joyaux d'invention et de musicalité, dépassant largement le statut d'exercices qui était initialement le leur (si vous ne la connaissez pas, écoutez la lecture époustouflante qu'en a livré le Concerto Köln chez Teldec). Pour ce qui est de l'approche "solistique" de la musique vocale de Bach, je trouve également la position de Suzuki assez saine, même si, à mon sens, un chef comme Minkowski, plus que Parrott et Rifkin, prouve, sous réserve de disposer d'excellents chanteurs et d'avoir une idée très précise de ce que l'on veut faire, la validité d'une approche à un par partie.
Merci pour ce bel échange avec un chef dont on sent à quel point vous admirez son travail que vous nous avez offert.
Bien amicalement.
Rédigé par : Jean-Christophe Pucek | 20 juin 2010 à 12:03
Cher Jean-Christophe. C'est toujours un grand moment d'interviewer un chef que l'on admire. Je confirme l'humilité et l'enthousiasme exemplaires de Masaaki Suzuki, son sens de l'écoute, son admirable finesse de jugement. Amitiés. Philippe.
Rédigé par : Philippe | 20 juin 2010 à 19:21